Invisible

Quelle meilleure façon pour commencer ce carnet que de parler handicap ? Le sujet me travaillait à nouveau depuis mon récent voyage en Espagne où un petit désagrément est venu gâcher ma visite au Guggenheim de Bilbao.

Ce n'est pas la première fois que je me retrouve confronté à un regard extérieur déplaisant. Que ce soit face au handicap, à l'homosexualité, au poil, aux rondeurs, j'en passe, l'autre a toujours quelque chose à redire. Mais le handicap invisible que je porte est devenu plus lourd ces derniers temps. Au Guggenheim, les personnes handicapé·es paient le tarif pensionnés. ¹ J'imagine ne pas être le seul handi à être entré avant ce jour d'avril au musée. Une garde privée (c'est la mode dans les institutions culturelles) scanne mon billet, et je la vois regarder ce qui s'indique sur son terminal, puis me regarder d'un air torve, puis à nouveau son terminal, puis moi, de haut en bas en levant un sourcil.

Attends, meuf, j'enlève mes vêtements et je te sors mon dossier médical, tu pourras prendre une photo.

J'avais évidemment compris tout de suite. Sans me démonter, je sors ma carte « mobilité inclusion » (ce nom est à vomir, elle ne facilite ni la mobilité ni l'inclusion) avec le gros symbole en bleu, histoire de prouver ma bonne foi, et que je ne suis pas un resquilleur de bas étage particulièrement amoral. Je vois bien aussi qu'elle avait senti la grosse connerie politiquement incorrecte. Elle n'a pas voulu la regarder et est vite passée à quelqu'un d'autre.

Sans surprise, le billet gratuit de mon compagnon n'a donné lieu, lui, à aucun contrôle alors qu'il est passé avant moi.

Je commence la visite avec un sentiment de dégoût, de colère, et étrangement, l'impression d'être un imposteur, de n'avoir pas un handicap assez important et assez visible pour avoir le droit à un quelconque avantage. ² Toutes les galeries en serrant les dents.

Il y avait une exposition monumentale de l'artiste Richard Serra (mort il y a peu), qui a créé le très beau monument d'hommage aux victimes de l'Aktion T4 nazie à Berlin. J'étais déjà remué, mais au milieu des grandes structures de métal et de leur isolation provoquée, dissociation totale.

Comme je l'ai écrit en introduction, c'est loin d'être la première fois que je suis soumis au regard incrédule de l'autre. Ce n'est pas non plus la première fois que, par résonance, ce regard m'impacte dans ma croyance personnelle. C'est ironique, non, le syndrome de l'imposteur dans le handicap invisible ? Ne pas croire que nous sommes capables de paraître assez incapables. J'en ai mal à la tête.

Je crois que cet évènement si anodin, finalement, que j'aurais pu faire passer d'un revers de main et d'un rire un peu gêné, est le point d'orgue de toutes ces tracasseries de plusieurs mois de questionnaires médicaux, refus, lettres recommandées, j'en passe, pour la signature de mon prêt immobilier. Oh, je suis tout à fait conscient que de pouvoir en signer un est déjà un acquis bourgeois et un privilège que de nombreuses personnes n'ont pas. Dormez tranquille : ce ne serait jamais arrivé sans mon compagnon qui est en parfaite santé, et qui est ma garantie bancaire. Des mois à remplir des centaines de pages de données médicales (ce n'est malheureusement pas une exagération) et à détailler sa vie, ses habitudes, ses erreurs depuis l'enfance. Se replonger dans des évènements qu'on pensait avoir enfoui pour toujours. Remuer des vagues noires et visqueuses. Et pour quoi au final ?

« Nous sommes au regret de vous annoncer que nous ne pouvons pas vous accorder la couverture demandée. » « Nous vous accordons la couverture avec les restrictions X, Y, Z, avec une surprime de 300%. »

Handicap invisible quand ça arrange la société, quoi. Quelques compensations du bout des lèvres, mais on te les fait chèrement payer.

Plus tôt aujourd'hui, je lisais ce toot de @theADHDacademic@mastodon.online

Timely reminder that disabilities are fluid. A person may be symptomatic one day and fine the next. A student may not need accommodations during the semester, but the end of the term rush may make accommodations very necessary. This does NOT mean the student is faking it or taking advantage of you.

(en français : Un rappel judicieux que les handicaps sont fluides. Une personne peut présenter des symptômes un jour et aller bien le lendemain. Un étudiant peut ne pas avoir besoin d'aménagements pendant le semestre, mais le rush de fin de semestre peut les rendre indispensables. Cela ne signifie PAS que l'étudiant fait semblant ou qu'il profite de vous.)

J'y ai répondu et y ajoute que ce rappel, en effet de bon goût, vaut aussi pour nous-même, personnes handicapé·es invisibles. Si vous avez l'impression de faire semblant, si vous vous sentez coupable d'utiliser des aménagements ou des compensations (comme par exemple votre carte de priorité) les jours où vous vous sentez mieux que d'habitude : rappelez-vous que votre vie avec le handicap est un marathon. Vous aurez des symptômes un autre jour. Accordez-vous cette pause. Vous ne volez rien. Soyez indulgent avec vous-même, car la société ne le sera pas pour vous.


Notes

¹ Pourquoi ce choix ? Aucune idée. Un souci de politiquement correct probable, et d'invisibilisation, je dirais. Également, il n'est écrit nulle part sur le site que l'accompagnateur ne paie pas – mais il est impossible d'avoir son billet autrement qu'en passant par le guichet d'information. Ségrégation et complexification, processus bien connus. ² J'ai écrit avantage mais le terme est plein de validisme internalisé, en fait. Il s'agit là de compensations du handicap, rien d'autre.